Passeurs de vie et de lumière

Passeurs de vie et de Lumière

                                          


Par Judith van Vooren



Exode 1,8 - 2,10


Alors un nouveau roi, qui n'avait pas connu Joseph, se leva sur l'Egypte. Il dit à son peuple : « Voici que le peuple des fils d'Israël est trop nombreux et trop puissant pour nous. Prenons donc de sages mesures contre lui, pour qu'il cesse de se multiplier. En cas de guerre, il se joindrait lui aussi à nos ennemis, il se battrait contre nous et il sortirait du pays. » On lui imposa donc des chefs de corvée, pour le réduire par des travaux forcés, et il bâtit pour le Pharaon des villes-entrepôts, Pitom et Ramsès. Mais plus on voulait le réduire, plus il se multipliait et plus il éclatait : on vivait dans la hantise des fils d'Israël. Alors les Egyptiens asservirent les fils d'Israël avec brutalité et leur rendirent la vie amère par une dure servitude : mortier, briques, tous travaux des champs, bref toutes les servitudes qu'ils leur imposèrent avec brutalité. Le roi d'Egypte dit aux sages-femmes des Hébreux dont l'une s'appelait Shifra et l'autre Poua :
«Quand vous accouchez les femmes des Hébreux, regardez le sexe de l'enfant. Si c'est un garçon, faites-le mourir. Si c'est une fille, qu'elle vive. » Mais les sages-femmes craignirent Dieu ; elles ne firent pas comme leur avait dit le roi d'Egypte et laissèrent vivre les garçons. Le roi d'Egypte, alors, les appela et leur dit : « Pourquoi avez-vous fait cela et laissé vivre les garçons ? » Les sages-femmes dirent au Pharaon : « Les femmes des Hébreux ne sont pas comme les Egyptiennes ; elles sont pleines de vie ; avant que la sage-femme n'arrive auprès d'elles, elles ont accouché. » Dieu rendit les sages-femmes efficaces, et le peuple se multiplia et devint très fort. Or, comme les sages-femmes avaient craint Dieu et que Dieu leur avait accordé une descendance, le Pharaon ordonna à tout son peuple : « Tout garçon nouveau-né, jetez-le au Fleuve ! Toute fille, laissez-la vivre !

 

Un homme de la famille de Lévi s'en alla prendre une fille de Lévi. La femme conçut, enfanta un fils, vit qu'il était beau et le cacha pendant trois mois. Ne pouvant le cacher plus longtemps, elle lui trouva une caisse en papyrus, l'enduisit de bitume et de poix, y mit l'enfant et la déposa dans les joncs sur le bord du Fleuve. La sœur de l'enfant se posta à distance pour savoir ce qui lui adviendrait. Or, la fille du Pharaon descendit se laver au Fleuve, tandis que ses suivantes marchaient le long du Fleuve. Elle vit la caisse parmi les joncs et envoya sa servante la prendre. Elle ouvrit et regarda l'enfant : c'était un garçon qui pleurait. Elle eut pitié de lui : « C'est un enfant des Hébreux », dit-elle. Sa sœur dit à la fille du Pharaon : « Veux-tu que j'aille appeler une nourrice chez les femmes des Hébreux ? Elle pourrait allaiter l'enfant pour toi. » — « Va », lui dit la fille du Pharaon. Et la jeune fille appela la mère de l'enfant. « Emmène cet enfant et allaite-le-moi, lui dit la fille du Pharaon, et c'est moi qui te donnerai un salaire. » La femme prit l'enfant et l'allaita. L'enfant grandit, elle l'amena à la fille du Pharaon. Il devint pour elle un fils et elle lui donna le nom de Moïse, « car, dit-elle, je l'ai tiré des eaux ».



Matthieu 2,1-12


Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage. » A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître. « A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple. » Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait, 8 et les envoya à Bethléem en disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant ; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage. » Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. A la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie. Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.



Prédication


L’auteur de l’évangile selon Matthieu tient à témoigner, dès l’ouverture de son œuvre, de la réconciliation de deux mondes jusque-là séparés. D’abord, Jésus selon Matthieu est un nouveau Moïse. Comme ce dernier, Jésus voit le jour dans une situation d’oppression et d’humiliation ; comme Moïse il échappe à la colère du pharaon/Hérode ; son ministère est caractérisé par une période d’épreuve de 40 jours rappelant les 40 ans que Moïse conduisait le peuple hébreu dans le désert ; comme Moïse Jésus apporte une Parole nouvelle du haut de la montagne et en cela il est avant tout un fils de la Loi, un bar-mitsva, réinterprétant et actualisant les Paroles de vie données à Moïse et au peuple; la manne reçue dans le désert se multipliera entre ses mains pour devenir pain pour le monde. Jésus, selon Matthieu, est avant tout un fils de son peuple, le nombre impressionnant de citations des prophètes rappellent son enracinement dans la tradition juive. De même, la composition de la généalogie au début de l’évangile de Matthieu, passant par Abraham, David et la déportation en Babylone, présente Jésus comme enfant du peuple porteur des promesses et bénédictions divines.

Toutefois, depuis le début de son évangile Matthieu prend également soin à faire de la place aux non-juifs, à rappeler l’ouverture qui inclut désormais de manière explicite tous les peuples de la terre dans le projet de vie que forme pour nous l’Eternel. La présence des mages à un moment crucial de la vie de Jésus manifeste cet universalisme évangélique. Venus d’Orient, ces mages que la tradition transformera en rois et donnera les noms de Melchior, Gaspard et Balthasar, ces mages donc sont des interprètes de songes et maîtrisent l’art de l’interprétation de la position des astres. Selon Diodore de Sicile, historien du 1er siècle avant notre ère, les Chaldéens savent interpréter les mouvements des cinq planètes qui annoncent les événements futurs et expliquent aux hommes les bienveillants desseins des dieux.1 Autant dire que ce sont des personnages peu recommandables si du moins on s’en tient aux Ecritures. Le livre du Lévitique interdit de consulter des mages. Lire son destin dans les étoiles c’est nier le Dieu Libérateur de peuples et des consciences. Les mêmes écritures nous enseignent que le destin des hommes est dans la main de Dieu et non dans les constellations. Or, c’est en exerçant ce métier méprisable que les mages apprennent qu’un nouveau roi des juifs est né. Nous avons vu son étoile apparaître à l’Est !  C’est par ce moyen de recherche, rejeté et méprisé dans les écritures, que ces étrangers se mettent en route pour trouver le chemin qui mène vers Jésus. En cela ils précèdent d’autres étrangers et païens comme le centurion à Capharnaüm, la femme cananéenne ou encore, le centurion romain au pied de la croix, qui tous se savent concernés par le message et la vie du Christ Jésus.

La joie des mages, une joie très grande précise Matthieu, et leur désir de participer, par les dons et leur hommage, au mouvement de grâce manifestée en ce nouveau-né, tranche avec le trouble et la très grande colère du roi Hérode face à ce qu’il considère comme une menace de son pouvoir : la naissance d’un enfant-roi-des juifs…

 

Cela m’amène au point suivant. Le projet divin qui est toujours d’ordre créateur, toujours du côté de la vie, de l’amour, de la justice et de la paix, a besoin d’hommes et de femmes prêtes à s’engager pour en faciliter la réalisation. Dans ce sens, je rejoins ceux et celles qui disent que Dieu n’est pas un nom à définir mais un verbe à conjuguer. Et il n’y a pas d’exclusive : chaque homme, chaque femme, peu importe son statut social, sa religion, sa nationalité, peut être de ceux et de celles qui font avancer le projet, et devenir accoucheur, accoucheuse d’avenir. Ou, au contraire, être de ceux que la nouveauté de l’Evangile dérange et fait peur et faire obstacle à l’avancement du projet.

Matthieu a composé son récit de naissance de manière à ce qu’apparaisse clairement l’idée que la parole de Vie telle qu’elle se donne à connaître dans la naissance et la vie de Jésus invite à opérer un choix. La naïveté n’est pas de mise : si le projet divin ne cherche qu’à se déployer dans nos vies et dans notre monde, il y a également des forces pour l’étouffer dans l’œuf. Ainsi, la folie meurtrière d’Hérode contraste avec la sagesse des mages. Ses chuchotements conspirateurs tranchent avec leur joie et jubilation. Là où les mages sont poussés par une recherche sincère de sens et de vérité, Hérode est habité par la peur de perdre sa position et son pouvoir. Nous savons où peut mener un tel état d’esprit : ‘Hérode se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu’à deux ans, d’après l’époque qu’il s’était fait préciser par les mages’…

 

L’histoire se répète, rien de neuf sous le soleil… Si Jésus est qualifié de nouveau Moïse, Hérode est le nouveau pharaon. Impitoyable et anxieux de perdre son pouvoir et son influence le roi des égyptiens ordonne : ‘tout garçon nouveau-né, jetez-le au Fleuve …’. Le prologue du livre de l’Exode, met en scène la menace qui pèse sur les hébreux en général et sur Moïse en particulier. Considéré par le pharaon comme un fléau, le peuple d’Israël se multiplie pourtant selon la promesse faite aux patriarches. Tout est une question de point de vue. Un même événement peut susciter la grande joie comme la grande colère. Bénédiction ou malédiction semble être avant tout une question de regard, de réception des promesses et de choix. ‘C’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie pour que tu vives, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui.’ Les sages-femmes Shifra et Poua, celles qui tiennent entre leurs mains la fragilité de la vie naissante, choisissent la vie. Elles font le choix de la désobéissance à Pharaon car elles craignent Dieu. Cette crainte n’est pas la peur mais un concept théologique commun dans toute la Bible, dont le centre est une attitude de foi qui implique un comportement guidé par des principes éthiques inspirés par la fidélité au Dieu Créateur, au Dieu Libérateur, au Dieu de la Vie. Si l’on considère que Shifra et Poua sont d’origine Egyptienne, la narration veut montrer que la crainte de Dieu, le choix pour la vie n’est pas l’apanage des seuls Israélites. Comme les mages d’Orient, les sages-femmes égyptiennes choisissent la vie contre la mort. Dans une situation délicate, ces femmes agissent avec sagesse et créativité. Elles refusent de coopérer avec le pouvoir oppresseur, contrairement au peuple égyptien qui tente d’épuiser les hébreux par les travaux forcés, selon l’ordre du pharaon.  Au lieu de se soumettre à l’ordre du pharaon, elles agissent sans peur et de manière indépendante. Leur acte de désobéissance civile est inspiré par la conviction profonde que chaque vie porte en elle-même une dignité inviolable.  Grâce à leur audace, les sages-femmes permettent à la vie de triompher.

Mais la colère du pharaon ne s’en trouve qu’exacerbée. La solution finale fut inventée par celui qui ordonna de jeter les garçons nouveau-nés dans le Nil.

 

Désespérée comme d’autres mères des siècles plus tard, la mère de Moïse cherche pour son enfant une cachette et compte sur la miséricorde d’autres pour que vive son fils.    

Il faut préciser la portée universelle de son geste quand elle pose son enfant sur le bord du Fleuve. Car cette vie ainsi cachée puis sauvée doit rappeler à notre mémoire toute l’œuvre créatrice de l’Eternel. D’abord parce que la mère vit comme Dieu lui-même aux premiers jours de la création, que cet enfant est bon, beau, ‘tov’ ! ‘La femme conçut, enfanta un fils, vit qu’il était beau, ‘tov’, et le cacha pendant trois mois’. Puis il y a cette ‘caisse en papyrus enduite de bitume et de poix’… L’oreille attentive entend ici l’écho avec cette autre ‘caisse enduite de bitume’ confiée aux eaux du déluge cette fois. ‘Teba’ le mot hébreu que nous traduisons par caisse et qui pourrait bien faire allusion à un cercueil, n’apparaît que dans le récit de l’arche de Noé et ici lorsqu’un petit enfant traverse les eaux de la mort. Celui qui sauve une seule vie sauve la création tout entière. Dieu n’est pas un nom à définir mais un verbe à conjuguer, avions-nous dit… Nos moindres gestes portent les germes de la mort ou de la vie. 

 

Comme pour appuyer encore le fait que le choix pour ou contre la vie concerne vraiment tout humain et non seulement l’homme ou la femme hébreu, le récit convoque d’autres femmes encore, juives et égyptiennes, toutes poussées par le seul désir de servir le projet de vie même si elles doivent pour cela prendre des risques considérables. Myriam d’abord, la fille du pharaon ensuite, s’inscrivent dans une lignée de femmes qui élargissent les limites de leur existence pour y faire entrer l’être menacé et fragilisé.

 

En ce début d’une nouvelle année où nous avons peut-être pris de bonnes résolutions, nous sommes invités à inscrire chaque jour de notre existence dans la perspective de vie et non de mort. Dans ce sens nous sommes tous et toutes invités à être des sages-femmes, des accoucheuses et des accoucheurs. Facilitateurs de la vie et passeurs de lumière, nous pouvons être pour le autres une présence qui fait grandir. 

Concrètement, il s’agira de résister quand autour de nous l’opinion publique ou la voix de certains chefs politiques ou religieux incitent à la haine et à l’exclusion. Encourager les initiatives citoyennes qui réenchantent notre vivre ensemble. Répondre présent quand on est invité à participer à une action porteuse d’espérance. Créer du lien et renforcer l’esprit de solidarité. Se donner le temps pour explorer les possibilités de donner un vrai sens à sa vie et arrêter de courir après le vent…

Les mages de l’Orient, Shifra et Poua nous encouragent à nous engager sans compromis sur la voie de la vie. Faire confiance à une intuition profonde, à une étoile qui brille dans le ciel ou encore à une parole qui parle à notre cœur, et unir nos efforts pour être passeurs de vie et de lumière.

 

Amen


1. F. Quéré, Jésus enfant, p. 151