Immigré en terre étrangère

Je suis un immigré en terre étrangère

                                          


Par Judith van Vooren



Exode 2, 11-25


Or, en ces jours-là, Moïse, qui avait grandi, sortit vers ses frères et vit ce qu'étaient leurs corvées. Il vit un Egyptien frapper un Hébreu, un de ses frères. S'étant tourné de tous côtés et voyant qu'il n'y avait personne, il frappa l'Egyptien et le dissimula dans le sable. Le lendemain, il sortit de nouveau : voici que deux Hébreux s'empoignaient. Il dit au coupable : « Pourquoi frappes-tu ton prochain ? » — « Qui t'a établi chef et juge sur nous ? dit l'homme. Penses-tu me tuer comme tu as tué l'Egyptien ? » Et Moïse prit peur et se dit : « L'affaire est donc connue ! » Le Pharaon entendit parler de cette affaire et chercha à tuer Moïse. Mais Moïse s'enfuit de chez le Pharaon ; il s'établit en terre de Madiân et s'assit près du puits. Le prêtre de Madiân avait sept filles. Elles vinrent puiser et remplir les auges pour abreuver le troupeau de leur père. Les bergers vinrent les chasser. Alors Moïse se leva pour les secourir et il abreuva leur troupeau. Elles revinrent près de Réouël, leur père, qui leur dit : « Pourquoi êtes-vous revenues si tôt, aujourd'hui ? » Elles dirent : « Un Egyptien nous a délivrées de la main des bergers ; c'est même lui qui a puisé pour nous et qui a abreuvé le troupeau ! » Il dit à ses filles : « Mais, où est-il ? Pourquoi avez-vous laissé là cet homme ? Appelez-le ! Qu'il mange ! » Et Moïse accepta de s'établir près de cet homme, qui lui donna Cippora, sa fille. Elle enfanta un fils ; il lui donna le nom de Guershom — Emigré-là — « car, dit-il, je suis devenu un émigré en terre étrangère !» Au cours de cette longue période, le roi d'Egypte mourut. Les fils d'Israël gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur appel monta vers Dieu du fond de la servitude. Dieu entendit leur plainte ; Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. Dieu vit les fils d'Israël ; Dieu se rendit compte...



Matthieu 3, 13-17


Alors paraît Jésus, venu de Galilée jusqu'au Jourdain auprès de Jean, pour se faire baptiser par lui. Jean voulut s'y opposer : « C'est moi, disait-il, qui ai besoin d'être baptisé par toi, et c'est toi qui viens à moi ! » Mais Jésus lui répliqua : « Laisse faire maintenant : c'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir toute justice. » Alors, il le laisse faire. Dès qu'il fut baptisé, Jésus sortit de l'eau. Voici que les cieux s'ouvrirent et il vit l'Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voici qu'une voix venant des cieux disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. »



Prédication


« Or, en ces jours-là, Moïse, qui avait grandi, sortit vers ses frères et vit ce qu'étaient leurs corvées. »

 

C’est bien ainsi que l’on s’imagine Moïse : ‘Il avait grandi’ : Oublié, le petit enfant sans défense, livré aux eaux du Nil par sa propre mère, pour échapper à la folie dictatoriale d’un pharaon. Moïse dans la mémoire collective est ‘grand’, fort et musclé, à l’image de la sculpture de Michel-Ange, image véhiculée par les cinéastes qui le représentent en posture imposante, puissante, comme dans le film ‘Les dix commandements’.  On le voit brandir avec une force surhumaine les deux tables de la Loi, là où nous nous interrogeons comment faire pour déplacer les deux stèles commémoratives au jubé afin de leur trouver un endroit où ils seront visibles pour tous, mais c’est une autre histoire …. Moïse, lui, est grand et fort, puissant.

Il sortit vers ses frères’ : ‘il sortit’ : et déjà tout est dit. Ce Moïse est l’homme dont ce sera la mission, le projet de vie, de faire sortir le peuple hébreu de du pays de toutes les angoisses, Mitsraïm, Egypte. L’exode est annoncé et Moïse en sera le principal acteur.

Il sortit vers ses frères’ : impossible de s’imaginer Moïse seul, Moïse pour lui-même. L’homme n’existe que par rapport à ses frères et ses sœurs qui composent le peuple Hébreu dont il est l’enfant, dont il sera le sauveur et dont il sera le prophète. ‘Parce qu’il vit ce qu’étaient leurs corvées’ : Moïse est cet homme qui voit sans détourner le regard. Au verset 25 nous avons lu : Dieu vit les fils d'Israël ; Dieu se rendit compte ... Avant Dieu, Moïse voit, avant Dieu, Moïse se rend compte… il mesure la profondeur de la souffrance que cause tout traitement injuste. Et quand il voit l’injustice et la souffrance qui va avec, il est habité par une sainte colère et une divine compassion. Et cette compassion, on le verra, on l’a lu d’ailleurs, n’a pas de limite et concerne toute situation d’injustice flagrante. C’est pour cela que Dieu le choisira pour aller au devant de son peuple pour le sortir de là.

 

Aller devant de ‘son peuple’ … Mais quel est ‘son’ peuple et qui sont ses frères et ses sœurs ? Moïse est un homme à identité complexe et multiple. Aujourd’hui, on vante les avantages et les bienfaits de la double appartenance, on promeut le bilinguisme, on encourage les échanges culturels. On ne compte plus les projets interreligieux ou interconvictionnels. Vous êtes nombreux à avoir des enfants ou votre famille proche habitant ailleurs en Europe ou carrément à l’autre bout du monde. Le monde est devenu un village, la pureté n’existe plus, elle n’a d’ailleurs jamais existé sauf dans des projets mensongers, meurtriers et pervers. Pour la réaliser il faut construire des murs et des barrages. Mais aujourd’hui, on l’a enfin compris, il faut s’entendre et tirer profit de nos appartenances et identités multiples ! Amin Maalouf est passé par là, français d’origine libanaise, il analyse dans son célébrissime livre Les identités meurtrières comment la reconnaissance de l’appartenance multiple qui nous concerne toutes et tous doit prévenir d’un repli sur soi derrière une seule identité qui, exacerbée et isolée, ne peut que devenir meurtrière face aux autres identités. Il s’agit là d’un pari qui réussira uniquement grâce à une grande sagesse et un environnement bienveillant qui se défend de pousser la personne en question à opérer un choix afin de lui éviter le piège du conflit de loyauté. Dans ce cas, la double appartenance peut être source d’un sentiment d’insécurité, cause d’une déchirure, comme une cicatrice qui a du mal à se fermer. Et, pour revenir à la situation de Moïse, ‘Complexe de Moïse’, ainsi appelle-t-on, dans la situation d’adoption, la double loyauté envers les parents d’origine et les parents adoptifs ; double loyauté qui place l’enfant dans une position fragile, voire intenable lorsqu’elle n’est pas prise en compte par l’entourage. A ce sujet les spécialistes parlent d’une fragilité au cœur même de la vie d’un adopté.

Il y a là donc une richesse mais également une fragilité que Moïse, par sa force, sa violence aussi, a peut-être voulu sublimer ? Voyons cela de plus près.

Moïse est né en Egypte, d’un père et d’une mère hébreux. Il a été élevé par la fille du pharaon mais a tété le sein de sa mère biologique. Il a dû entendre deux langues, il a participé aux fêtes et rituels égyptiens, mais il est bercé aux mélodies hébraïques. S’il portait les tuniques princières, il avait un sentiment d’infinie tendresse pour celle qu’il savait appartenir à un autre peuple, une autre culture. Nous rencontrons sa double appartenance et les tensions qui vont avec, à travers la manière dont on comprend le nom de Moïse.


Je n’ai plus besoin de rappeler l’importance fondamentale du nom dans la tradition biblique.  Pour exister, il faut un nom et ce nom doit être inscrit dans une généalogie ; il faut être nommé parmi d’autres nommés. Ainsi on a vu que Jésus s’inscrit dans l’histoire des hommes, dans l’histoire de son peuple, par les généalogies que Luc et Matthieu ont construites. On est toujours fils de quelqu’un, fille de quelqu’un… Car le nom n’est pas un outil simple et efficace pour interpeler quelqu’un, pour le différencier des autres personnes d’un groupe. Le nom est porteur d’identité en ce qu’il dessine un projet de vie.


Mais, au début de l’histoire de Moïse, personne n’est doté d’un nom ! Ni les parents de Moïse dont on ne sait uniquement qu’ils sont de la tribu de Lévi, ni sa sœur, ni la fille du pharaon, ni le pharaon lui-même. Seules les deux sages-femmes sont nommées, celles qui neutralisent la folie et le délire du pharaon ont un nom, Shifra, Poua. Et Moïse, mais il est nommé tardivement. Ni à sa naissance ni à sa circoncision, d’ailleurs est-il seulement circoncis ? Il ne sera pas non plus nommé lorsqu’il arrive à la cour égyptienne. Bref, Moïse ne sera nommé que lors qu’il est déjà grand. Jean-Christophe Attias dans son livre remarquable Moïse fragile, dira que jusque-là Moïse n’est Personne, fils de Personne. Jusque-là il est un petit garçon parmi d’autres petits garçons destinés à une mort sûre si une femme, fille du roi d’Egypte, ne s’était laissée toucher par cet être en souffrance. Son nom, qui dévoilera son identité sera donné non par ses parents biologiques, mais par cette fille du pharaon. Cette Egyptienne lui donnera un nom qui a pourtant du sens pour celui dont l’origine se trouve auprès du peuple hébreu. Finesse sans doute de cette grande dame que de choisir un nom qui fera fonction de pont, de trait d’union. Car si en hébreu Moshé fait référence au verbe ‘masha’, qui signifie ‘tirer’, ‘extraire’, de l’eau en l’occurrence, il fait également penser à un mot égyptien ‘mosis’ qui signifierait simplement ‘fils de’. Le nom de l’enfant est de toutes les manières incomplètes. De qui est-il le fils ? D’une Egyptienne ? D’une femme hébreue ? De quelles eaux est-il tiré ? Des eaux du Nil, des eaux maternelles ?

L’ambivalence, ou plutôt, la polyvalence sémantique de son nom, est constitutif de l’être de Moïse.  La question qui se posera est de savoir comment il habitera cette polyvalence.


Pour y répondre, je vous propose de suivre Moïse dans ses confrontations successives avec ce qu’il considère comme une injustice. Tout d’abord nous constaterons que si Moïse est épris de justice il l’est dans toutes les situations, peu importe l’appartenance des coupables et des victimes. Qu’il s’agisse d’un Hébreu qui se fait maltraiter par un Egyptien ou de deux Hébreux qui s’arrachent les yeux, ou encore, de bergers Madianites qui rendent la vie dure aux filles du prêtre de Madiân, Moïse intervient poussé par une incompressible ambition à rendre justice, tout simplement.


De l’autre côte, je ne peux m’empêcher de voir dans la première confrontation une manière malheureuse d’affronter sa propre personne, pour en finir avec ce qu’il ressent, à ce moment, comme une insupportable appartenance multiple. Il ne peut être l’un ét l’autre. Pour prendre ses distances par rapport à une attitude coupable d’une de ses familles il va jusqu’à tuer l’Egyptien. Sans vouloir réduire notre lecture à une interprétation psychologisante, nous pouvons y voir une manière violente de se débarrasser d’une part de lui-même ; une impossibilité d’assumer la double appartenance.


La deuxième confrontation sera celle avec deux hommes hébreux. Ici, Moïse agit sans avoir recours à la violence. Il interpelle par la parole. Mais il a perdu tout crédit. Ses frères ne le reconnaissent pas comme tel. Qui es-tu pour nous juger ? Vas-tu me tuer comme tu as tué l’Egyptien ? Moïse doit partir, fuir même, car sa vie est désormais en danger. Il est connu comme un homme fou et dangereux, un type malheureux qui a perdu tout repère. Qui es-tu ? Et bien, il ne le sait peut-être plus.

Moïse fuit vers Madiân et là il s’assied près d’un puits. Madiân, terre inconnue, mais aussi terre neutre par rapport aux identités qui le constituent.  Là, près du puits, il fera peut-être le bilan ; en hébreu le puits signifie ‘les yeux’ et constitue un lieu propice à la rencontre. Le voyage loin d’Egypte lui a sans doute permis de renouer avec la profondeur de son être. Alors, Moïse est enfin prêt pour faire l’expérience d’une rencontre heureuse et féconde.  


Il est toujours le même, et toujours épris de justice mais cette fois-ci, il interviendra sans violence, en se levant, une expression lourde de sens en ce qu’elle comprend l’idée d’un recommencement, puis en secourant les filles et en abreuvant leur bête. Moïse, sauveur non pas des Israélites, mais sauveur des filles Madianites. Et pour ces filles il est tout simplement ‘un Egyptien’. En exerçant sa solidarité avec ces étrangères qui ne sont ni égyptiennes ni hébraïques, Moïse apprivoise les différentes composantes de son être.


Enfin apaisé, il enrichit encore son identité multiple en épousant Cippora, une des sept filles du prêtre de Madiân. Ils auront deux fils dont l’aîné s’appelle Guershôm. En nommant son fils, il se nomme lui-même et il assume une identité profondément humaine : je suis un immigré en terre étrangère …  


De cette réalité-là, à partir de cette identité enfin assumée, il sera appelé à faire sortir le peuple d’un Dieu qui lui dévoilera son nom : Je suis qui je serai.

 

Amen.